L’avis de la
Cour internationale de
Justice [1] (CIJ) du 9 juillet
2004 [2] a mis en lumière les
violations graves par Israël de
la IVe Convention de Genève
et recommandé aux Etats de
tout faire pour mettre fin à
cette situation [3]. C’est en
raison du rôle qu’a joué et
que joue la FIDH dans
l’émergence et le
développement du droit
pénal international, que Pour
la Palestine a voulu interroger
son président d’honneur,
avocat lui-même, sur cette
« justice pénale
internationale » et son
application à Israël.
PLP : Récemment, la poursuite à travers
le monde de responsables politiques
ou militaires accusés d’avoir
été les auteurs de crimes au regard du droit
international, remet à l’ordre du jour la question
de la justice internationale, qu’elle soit
exercée par les tribunaux internationaux ou
par les tribunaux nationaux. C’est ce dernier
cas qui nous intéresse particulièrement
aujourd’hui. Pouvez-vous nous dire dans
quelles conditions des tribunaux nationaux
peuvent poursuivre un auteur présumé d’un
crime dit international et ce qu’est le principe
de compétence universelle ?
Patrick Baudoin : La compétence universelle
constitue une exception au principe
de territorialité du droit pénal. Elle
est fondée sur la défense d’intérêts et
de valeurs de dimension universelle et
consiste à ce qu’un juge national puisse
interpeller, poursuivre ou extrader, les
auteurs de crimes tels que définis dans
des conventions internationales ou par
le droit coutumier, cela indépendamment
du lieu où le crime a été commis,
de la nationalité de l’auteur et de la
nationalité des victimes. Mais, en France,
les conditions nécessaires à l’utilisation
des cas de compétence universelle, ont
été déterminées par la jurisprudence.
Elles supposent qu’il existe une convention
internationale, un texte français de
transposition ou de mise en oeuvre et la
présence de l’auteur sur le territoire
national.
PLP : Donc en France on devrait pouvoir
poursuivre les généraux israéliens coupables,
par exemple, de bombardements de populations
civiles dès lors qu’ils se trouveraient
sur le territoire national, comme cela a failli
être fait à Londres pour le général Doron
Almog si ce dernier n’avait pu être prévenu
à temps et s’enfuir ? [4]
P. B. : Oui en principe. En pratique, il
faut que la loi française permette l’arrestation. Or, en France, il n’y a pas de définition
de l’infraction de crime de guerre
en tant que telle. Ceci constitue un obstacle
à poursuivre quelqu’un sous ce
chef d’inculpation. C’est pourquoi il est
plutôt fait recours au crime de torture
qui, lui, relève du code pénal français.
PLP : Comment est-il possible de signer une
convention internationale et de ne pas l’appliquer ?
P. B. : Les crimes mais aussi les sanctions
doivent être définis par la loi pour
permettre au juge de se prononcer. On
peut dire qu’à partir du moment où un
pays souscrit une convention internationale,
il devrait se donner les moyens
de l’appliquer totalement en mettant aussitôt
son droit national en conformité
avec cette convention. Mais, depuis plusieurs
décennies, la France refuse par
exemple de donner une définition des
crimes de guerre.
PLP : Pourquoi ?
P. B. : Il est clair qu’il y a une volonté
délibérée des autorités françaises de ne
pas entrer dans le champ d’application
des conventions de Genève de 1949.
Pour protéger ses ressortissants. Probablement
craignent-elles les poursuites
contre des soldats français pour des
crimes commis en territoire étranger, y
compris en remontant à la période coloniale.
PLP : Mais le statut de la Cour pénale internationale
(CPI) dont la France est signataire
ne donne-t-il pas une définition des crimes
de guerre déjà définis dans les quatre Conventions
de Genève ?
P. B. : Le statut de la Cour pénale
internationale donne une très bonne définition
des crimes de génocide, des crimes
contre l’humanité et des crimes de guerre.
Mais s’il y a une loi de coopération avec
la CPI (19 janvier 2002), il n’y a pas de
loi d’adaptation et ces définitions ne correspondent
pas exactement à celles du
code pénal français. Et justement concernant
les crimes de guerre, l’article 124
du statut de la CPI stipule que les Etats
signataires peuvent faire une déclaration
pour décliner la compétence de la
Cour pour les crimes de guerre pendant
une période de sept ans après la date
d’entrée en vigueur du statut de la Cour.
Cet article avait pour but de rallier certains
Etats réticents, dont la France qui
en avait pris l’initiative et qui a utilisé
l’article 124. Ce qui ne veut pas dire
qu’en 2009 la question sera réglée ;
peut-être cette clause sera-t-elle renouvelée
et, même si elle ne l’est pas, il faudra
que la loi de transposition du statut
de la CPI ait été adoptée.
PLP : Est-ce à dire qu’en France la
compétence universelle n’est pas du tout
opérante ?
P. B. : Non. C’est difficile. Les juristes
sont divisés à cet égard. Les textes sont
hétéroclites et rédigés de façon différente.
Le droit pénal français prévoit de
façon limitative les infractions pour lesquelles
la compétence universelle peut
s’exercer. Leur définition ne correspond
pas toujours aux définitions du droit international.
Mais la compétence universelle
a pu être mise en oeuvre en vertu
de la convention contre la torture et
autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants adoptée à New-
York le 10 décembre 1984 (entrée en
vigueur le 26 janvier 1987) : le 1er juillet
2005, à l’issue d’une procédure de 6
ans, le capitaine mauritanien Ely Ould Dah
a été jugé et condamné par la Cour
d’assise de Nîmes en application du
principe de compétence universelle pour
des crimes de torture commis entre 1990
et 1991 à la suite de plaintes déposées
par l’intermédiaire de la FIDH par les
survivants et les familles des victimes.
La FIDH est également engagée dans
des actions judiciaires contre le général
congolais Norbert Dabira et le chef de
police Jean-François Ndengue au sujet
de ce qu’on appelle « les disparus du
Beach » (mai 1999). Mais il faut se battre
contre toutes sortes de manoeuvres de
l’exécutif français pour annuler la procédure.
PLP : Quand on considère les complicités
dont peuvent bénéficier les auteurs de crimes
(comme le général israélien Doron Almog
qui a rebroussé chemin avant d’avoir pu être
arrêté à Londres), l’interférence de la volonté
des autorités nationales de maintenir de
bonnes relations diplomatiques avec certains
pays étrangers (comme dans le cas de la
France vis-à-vis du général algérien Nezzar),
la crainte de ces autorités nationales de voir
juger dans d’autres pays leurs propres ressortissants,
on peut penser que la justice
internationale est loin d’être une réalité.
P. B. : Il ne faut pas sous-estimer les
progrès accomplis. Il y a eu l’affaire Pinochet,
les tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie
et pour le Rwanda, plus récemment
l’interpellation à Dakar de
l’ex-dirigeant tchadien Hissène Habré...
PLP : Mais croyez-vous qu’un jour on pourrait
juger des généraux américains ou israéliens ?
P. B. : Certes, en matière de poursuites,
les risques encourus par les
auteurs des crimes les plus graves dépendent
encore de quel est le pays dont ils
sont ressortissants. Selon que vous serez
puissant ou misérable... Les moyens
de pression de certains sont énormes.
Témoins les efforts déployés par les
Etats-Unis pour signer des accords bilatéraux
en matière pénale après la création
de la CPI. On a souvent le sentiment
qu’il y a deux poids deux mesures.
Malheureusement, en matière de justice,
les coupables ne sont jamais tous
jugés. Mais cela ne doit pas nous faire
baisser les bras.
PLP : Concrètement, que peut-on envisager en France ?
P. B. : Dès à présent, si on ne peut pas
en France invoquer la compétence universelle
pour les violations graves de
conventions de Genève, on peut très
bien s’appuyer sur la convention la plus
perfectionnée et transposée en droit
pénal français qui prévoit explicitement
la compétence universelle, celle de 1984
contre la torture. A l’occasion du passage
d’un général israélien ayant exercé
sur des plaignants ou leurs familles des
tortures ou autres traitements inhumains
ou dégradants, la FIDH peut saisir la
justice. Certains crimes israéliens, comme
les bombardements de quartiers d’habitation,
ne seront pas couverts par la
convention contre la torture mais vous
pourriez prendre contact avec des cabinets
d’avocats spécialisés dans des pays
où la compétence universelle peut être
mise en oeuvre pour des crimes de guerre.
D’autre part, il faut pousser les Israéliens
à ratifier le statut de la CPI. En
même temps, il faut militer pour que soit
signée une convention internationale
sur les crimes contre l’humanité car une
telle convention n’existe pas. Enfin et
surtout il faut faire pression sur le gouvernement
et sur les élus français pour
qu’il y ait une législation spécifique sur
les crimes de guerre, plus largement
qu’il y ait une adaptation en droit français
du statut de la CPI.
PLP : Tout cela est un peu complexe et décourageant
pour des citoyens engagés dans la
défense des droits de l’homme et des droits
des peuples à l’autodétermination.
P. B. : Il ne faut pas perdre de vue
que la justice pénale internationale est
très récente. Il y a eu des tribunaux ad
hoc : après ceux de Nuremberg et de
Tokyo créés au lendemain de la seconde
guerre mondiale, ce n’est qu’en 1993
et 1994 que seront créés ceux de La
Haye et de Arusha (pour l’ex-Yougoslavie
et le Rwanda). Au départ, la communauté
internationale voulait un peu
se donner bonne conscience. Mais
c’était un « doigt dans l’engrenage »
salutaire. Des juridictions internationales
ont pu se saisir. Des criminels
ont pu être jugés. Puis est intervenue
l’affaire Pinochet qui a vraiment posé la
question de la mise en oeuvre de la
compétence universelle. La création de
la Cour pénale internationale permanente
est un grand pas en avant. Certes
elle connaît des limitations et rencontre
de grandes difficultés. D’abord elle ne
concerne que les crimes commis après
l’entrée en vigueur de son statut (juillet
2002). Ensuite elle n’a qu’une compétence
subsidiaire (« complémentaire des juridictions
criminelles nationales »). Enfin,
elle se heurte au problème de la souveraineté
des Etats, à la question des
valeurs communes de l’Humanité et à
l’articulation du droit national, régional et
international. Elle est fragilisée par la
résistance de grands Etats comme les
Etats-Unis, la Chine et l’Inde ou d’un
Etat comme Israël.
Mais tout cela est très récent et on part
de rien. Il faut s’attendre à ce que ceux
qui peuvent être visés par cette justice
fassent tout pour l’entraver. C’est une
question de rapports de forces. Notre
détermination peut contribuer à faire
bouger les choses dans le sens de la
justice.
PLP : C’est vrai. Mais voyez ce qui est arrivé
à la Belgique. Sa loi de 1993 sur la compétence
universelle était parfaite. La Belgique
a engagé des poursuites contre Ariel Sharon
pour les crimes commis à Sabra et Chatila.
Finalement, elle a fait machine arrière. [5]
P. B. : Il ne faut pas se gausser de la
Belgique. Elle s’est trouvée bien seule
à avoir une loi de compétence universelle
applicable à tous les crimes internationaux,
sans condition territoriale et sans
limitation temporelle [6]. Toutes les plaintes
sont arrivées chez elles, y compris contre
des Américains. Ses tribunaux ont été
débordés. Mais si tous les pays de droit
avaient fait comme elle, il en serait tout
autrement. La Belgique a donné l’exemple
et a montré ce qu’il est possible de faire.
Propos recueillis par Sylviane de Wangen